L’archéologie d’un « Jeu des Jeux »
Et si la solution à nos crises individuelles et collectives ne résidait ni dans la compétition forcenée, ni dans l’isolement méditatif, mais dans une nouvelle forme de ludicité sacrée ?
Né d’une quête folle menée par une poignée d’intellectuels et de thérapeutes dans les années 90, le Jeu du Tao se présente comme un « OVNI » culturel. Ni simple jeu de société, ni thérapie de groupe classique, il réactive des sagesses millénaires pour nous poser une question brûlante : sommes-nous prêts à gagner avec les autres ?
Enquête sur une technologie de l’âme qui parie sur l’intelligence du cœur.
Imaginez la scène. Nous sommes dans un salon, ou peut-être dans une salle de séminaire à l’ambiance feutrée, quelque part en France ou au Québec. Autour d’un plateau circulaire, le Taoban, quatre personnes que tout oppose parfois sont assises. Il y a là un militant écologiste radical, un chef d’entreprise conservateur, une mère de famille en quête de reconversion et un étudiant qui cherche sa place. Ailleurs, sur un plateau télévisé ou un réseau social, la discussion tournerait au débat stérile, voire au pugilat. Mais ici, un sablier s’écoule. Le silence est d’or. La parole est sacrée.
L’un des joueurs tire une carte et lit à voix haute : « Quelles souffrances es-tu prêt à supporter pour réussir ta quête ? ». Il ne répond pas par une pirouette intellectuelle. Il ferme les yeux, respire, et plonge en lui-même. Lorsqu’il parle, les autres écoutent sans interrompre, sans juger, sans préparer leur contre-argument. Puis, vient le temps du « Feedback », ce cadeau verbal où l’autre nous sert de miroir bienveillant. À la fin de la partie, les barrières idéologiques ont fondu. On ne voit plus une étiquette politique ou sociale, mais un être humain avec ses blessures et ses espérances. Comme le rapporte Patrice Levallois, l’un des créateurs, après des parties expérimentales réunissant des extrêmes politiques : « À la fin, les gens disaient : ‘Lui du camp adverse, en fait, il est sympa’. »
Ce petit miracle de diplomatie du cœur n’est pas le fruit du hasard. C’est le résultat d’une mécanique de précision, d’une horlogerie relationnelle conçue pour désamorcer la violence et faire émerger le sens. Son nom ? Le Jeu du Tao. « Aider, c’est gagner ». Pour remporter sa propre partie, il faut impérativement aider les autres à réaliser leur quête.
L’archéologie d’un « Jeu des Jeux »
Pour comprendre la densité de cet objet, il faut remonter à sa genèse, qui tient plus de l’épopée philosophique que de la création ludique standard. Tout commence au milieu des années 90. Un petit groupe d’amis et de chercheurs, animé par l’intuition que le lien social se délite, décide de retrouver les traces d’une pratique ancestrale perdue. Ils sont persuadés qu’il a existé, jadis, des dispositifs rituels permettant aux communautés de réguler leurs conflits et d’initier leurs membres.
Le noyau dur de cette équipe est composé de figures marquantes du paysage culturel français : Patrice Levallois (scénariste et homme de télévision), Patrice Van Eersel (journaliste, écrivain, pilier du magazine Actuel et futur rédacteur en chef de Nouvelles Clés), le romancier Daniel Boublil et le thérapeute Sylvain Michelet. Mais ils ne restent pas seuls longtemps. Durant sept années de recherche et développement, ils fédèrent autour d’eux une « académie informelle » : le collectif Taovillage.
Ce sont près de 300 collaborateurs qui vont se pencher sur le berceau du projet. Qui sont-ils ? Un inventaire à la Prévert de l’intelligence humaine : des psychanalystes lacaniens, des maîtres soufis, des moines bouddhistes, des experts en communication non-violente, des sociologues, des astrologues et des artistes. Leur mission commune est titanesque : scanner les traditions orales et écrites des cinq continents pour extraire le « code source » de la sagesse universelle. Ils analysent la maïeutique de Socrate, les paraboles de Jésus, les koans déroutants du Bouddhisme Chan, les visions d’Ibn Arabi et les mythes aborigènes.
L’objectif n’est pas de créer un syncrétisme mou ou une nouvelle secte, mais de trouver les invariants structurels qui permettent à l’être humain de grandir. Ils cherchent à reconstituer un hypothétique « Jeu des Jeux », une légende qui raconte qu’autrefois, un dispositif — symbolisé par un Sceau Chinois brisé — permettait aux hommes de s’ajuster aux lois du Ciel et de la Terre. Patrice Levallois tisse alors une narration mythique pour envelopper le jeu, l’ancrant dans une dimension intemporelle. Le jeu s’ouvre souvent par cette citation du poète mystique Kabir :
« Tu as dormi pendant des siècles innombrables. Ce matin, ne veux-tu point te réveiller ? ».
Quand Jung rencontre le Yi Jing : une technologie de l’âme
Le génie du Jeu du Tao est d’avoir opéré la fusion entre deux mondes que l’histoire universitaire a souvent opposés : la psychologie des profondeurs occidentale et la pensée analogique orientale. Le jeu fonctionne comme un convertisseur, rendant les concepts métaphysiques tangibles et opérationnels.
Au cœur du réacteur se trouve le Yi Jing (ou Yi King), le « Livre des Mutations ». Ce texte fondateur de la pensée chinoise, vieux de plus de 3000 ans, ne sert pas ici à prédire l’avenir comme une vulgaire cartomancie, mais à analyser la structure énergétique du présent. Dans le jeu, le hasard n’est jamais considéré comme aveugle ou absurde. Il est l’expression de ce que le psychiatre suisse Carl Gustav Jung appelait la synchronicité : « l’occurrence simultanée de deux événements liés par le sens et non par la cause ».
Jung, qui a préfacé la traduction majeure du Yi Jing par Richard Wilhelm, expliquait que l’Occident pense par causalité (A entraîne B), alors que l’Orient pense par correspondance (A et B arrivent ensemble car ils participent du même moment, du même Tao). Concrètement, lorsque vous tirez une carte Taoracle — l’adaptation visuelle des 64 hexagrammes du Yi Jing — juste après avoir évoqué une difficulté intime, l’image et le texte qui sortent entrent en résonance immédiate avec votre état intérieur. Le jeu agit comme un miroir grossissant, révélant ce que l’inconscient savait déjà mais n’osait formuler. C’est une « acupuncture de l’esprit » où la carte pique juste là où l’énergie est bloquée.
Sur le plan relationnel, le jeu est rigoureusement structuré par les théories modernes de la communication, notamment celles de l’École de Palo Alto (Paul Watzlawick, Gregory Bateson). Il met en application des principes systémiques puissants pour assainir les échanges :
- Le Feedback (Rétroaction) : On ne peut se voir soi-même. On a besoin du regard de l’autre pour corriger notre trajectoire et voir nos angles morts. Le jeu institutionalise ce retour bienveillant, interdisant la critique destructive.
- Le Recadrage : Les questions du jeu obligent à voir le problème sous un angle différent. Une plainte devient un objectif, une peur devient une ressource cachée.
- L’Écoute Active : Le sablier impose un temps de parole protégé. Être écouté sans être interrompu pendant 3 minutes est une expérience devenue rarissime, et thérapeutique en soi.
Voyage au centre de soi : la traversée des 4 Mondes
Une partie de Tao n’est pas une promenade de santé, c’est un pèlerinage immobile. Le parcours, matérialisé sur le plateau, invite le joueur à traverser quatre étapes archétypales, quatre « Mondes » correspondant aux éléments classiques. Chaque monde est gardé par une question fondamentale, un « Sphinx » qu’il faut satisfaire pour avancer.
Le rituel d’entrée : le pacte du « Tope-Là »
Tout commence par la définition d’une Quête. Contrairement aux jeux classiques où le but est abstrait, ici, vous jouez votre vie. « Trouver ma place professionnelle », « Guérir d’une rupture », « Me réconcilier avec mon père »… Tout désir est légitime tant qu’il est sincère. Une fois la quête écrite, vient le pacte. L’animateur lit la charte : « Le joueur de Tao dit ‘Je’ plutôt que ‘On’… il n’a pas d’autre adversaire que lui-même ».
Puis, c’est le geste signature : le Tope-là. Les joueurs se tapent dans la main ouverte (le « check »), puis cognent doucement leurs poings fermés en prononçant la formule rituelle : « J’ai bien compris ta quête, je ferai de mon mieux pour t’aider ». Ce contact physique, tribal et fraternel, scelle l’alliance. L’égrégore du groupe est formé.
Le Monde de la TERRE : L’Ancrage et la Clarification
La Terre est le monde du Bâtisseur. Sa question centrale est : « Que cherches-tu ? ». Ici, on vérifie les fondations. Le joueur pense savoir ce qu’il veut, mais est-ce son vrai désir ou celui de ses parents, de son conjoint, de la publicité ? Les cartes de ce monde posent des questions pragmatiques et chirurgicales : « Comment est né ton désir ? », « À quoi verras-tu concrètement que tu as réussi ? », « Pourquoi le demander maintenant ? ». Il s’agit de sortir du flou artistique pour entrer dans la matière, de transformer un rêve vaporeux en projet tangible.
Le Monde de l’EAU : La Reliance et les Ressources
L’Eau est le domaine du Diplomate et de la fluidité. Sa question est : « Quelles sont tes armes ? » (ou tes ressources). L’Eau symbolise la communication, les émotions et le lien. On sort de l’isolement héroïque. Le jeu nous force à faire l’inventaire de nos alliés et de nos talents oubliés. « Quelles qualités as-tu déjà manifestées dans le passé ? », « Qui peut t’aider ? », « Quels sont tes atouts cachés ? ». On y apprend que la vulnérabilité est une force qui permet de se relier aux autres, et que l’autonomie n’est pas l’autarcie.
Le Monde du FEU : L’Alchimie des Peurs
Le Feu est le monde du Guerrier et de l’Alchimiste. C’est l’étape la plus redoutée et la plus cathartique. Sa question brûle les lèvres : « Quelles sont tes peurs ? ». Le jeu postule que derrière chaque peur se cache une énergie vitale bloquée, un trésor gardé par un dragon. Les questions sont confrontantes : « Quel est le bénéfice caché de ton problème ? » (la fameuse question du bénéfice secondaire), « Que se passera-t-il de pire si tu réussis ? » (car la peur de sa propre lumière est souvent plus paralysante que la peur de l’échec). En nommant ses ombres, le joueur récupère leur puissance. C’est le moment de la transmutation.
Le Monde de l’AIR : Le Souffle de l’Engagement
L’Air est le monde du Sage et du Stratège. Sa question est : « Quel est ton engagement ? ». Après l’émotion du Feu, il faut la clarté de l’esprit. La prise de conscience ne suffit pas ; sans action, elle n’est que « ruine de l’âme ». Le jeu exige un acte. « À quoi es-tu prêt à renoncer ? », « Quelle est la première action concrète que tu feras demain matin ? ». Le joueur doit prendre un engagement daté, vérifiable et réalisable. C’est ici que le rêve atterrit dans la réalité du calendrier.
Pour s’assurer que ces bonnes résolutions ne s’évaporent pas une fois la boîte fermée, le jeu a prévu un garde-fou : le système du Buddy. Chaque joueur choisit un partenaire parmi les participants. Ils s’engagent à se rappeler après un délai convenu (souvent 15 jours) pour vérifier où ils en sont de leur promesse. Cette « redevabilité » amicale est l’une des clés de l’efficacité durable du processus.
« Faites vos jeux, tout va mieux! »
Bien sûr, le Jeu du Tao n’échappe pas à la critique. Les esprits cartésiens purs et durs peuvent être rebutés par son vocabulaire parfois ésotérique (« énergie », « oracle »). D’autres s’inquiètent de la puissance des émotions qu’il remue, soulignant la nécessité d’un cadre sécurisé et d’animateurs formés pour éviter la « psychothérapie sauvage ». Il est un outil puissant, et comme tout outil puissant, il demande à être manié avec conscience.
Pourtant, plus de vingt ans après sa création, il continue de fasciner et de se diffuser. Pourquoi? Parce qu’il répond à une soif inextinguible de notre époque : la soif de reliance. Dans un monde fragmenté, numérisé, où l’on communique de plus en plus mais où l’on se rencontre de moins en moins, le Jeu du Tao offre un rituel laïque pour se reconnecter à l’essentiel. Il nous rappelle que nous sommes tous comme Santiago porteurs d’une légende qui nous dépasse, mais que nous avons besoin des autres pour l’écrire. Il nous enseigne que l’autre n’est pas une limite à ma liberté, mais la condition de mon accomplissement.
Alors, si d’aventure vous croisez une boîte du Jeu du Tao, ne voyez pas seulement un jeu de société. Voyez une invitation à l’aventure intérieure et collective. Comme le dit la formule rituelle qui clôture chaque partie avec un optimisme contagieux : « Faites vos jeux, rien ne va plus, tout va mieux! »