Hasard et synchronicités
Avez-vous déjà ressenti ce frisson, cette étrange suspension du temps ? Vous pensez à une vieille chanson oubliée et, dans la seconde qui suit, la radio la diffuse. Vous évoquez un ami perdu de vue depuis dix ans et, au détour d’une rue dans une ville étrangère, vous tombez nez à nez avec lui. Pour la plupart d’entre nous, ces instants sont rangés dans la case « anecdotes de fin de repas », vite classés, vite oubliés.
« On sourit, on parle de hasard, et on passe à autre chose ».
Pourtant, il existe une lignée d’obstinés, une sorte de confrérie invisible traversant les siècles, pour qui ces « accrocs » dans la trame du réel ne sont pas des erreurs de la nature, mais des signatures. De la Vienne crépusculaire de la fin du XIXe siècle aux instituts genevois ultra-modernes d’aujourd’hui, enquête sur ceux qui ont tenté de transformer l’impossible en science.
Les arpenteurs de l’invisible
Fermez les yeux et imaginez Vienne au tournant du XXe siècle. C’est une capitale qui danse au bord du volcan. L’Empire austro-hongrois se fissure de toutes parts, mais dans les cafés enfumés, l’intellect européen est en fusion. Freud y dessine la carte de nos névroses, Klimt couvre ses toiles d’or, et un biologiste au destin tragique, Paul Kammerer, passe ses journées assis sur les bancs du parc du Prater, un petit carnet noir à la main.
Kammerer n’est pas là pour la beauté du paysage. Il note. Tout. Le passage d’un homme avec un chapeau mou. Deux minutes plus tard, un autre. Puis une femme, elle aussi chapeautée. Pour le promeneur lambda, c’est du bruit de fond. Pour Kammerer, c’est une brèche. Il accumule ces observations maniaques par milliers, persuadé que le hasard pur est une fiction rassurante que nous nous racontons. Il théorise l’existence d’une force physique, la « sérialité », qui agirait comme une gravité de l’information, regroupant les choses semblables entre elles, défiant les lois de la probabilité classique.
C’est ce que l’on nomme parfois, avec un brin de romantisme, « les collectionneurs de coïncidences viennois ». Ce n’était pas un club officiel, mais une fièvre partagée, une tentative désespérée de trouver un ordre caché dans le chaos d’un monde qui s’effondrait. Et Kammerer en était le prophète maudit.
La Loi des Séries : Une Mécanique de l’Étrange
En 1919, Kammerer publie son grand œuvre, Das Gesetz der Serie (La Loi des Séries). Il y compile cent anecdotes, classant les coïncidences comme un entomologiste épingle des papillons rares. Il ne cherche pas le mystique, il cherche la mécanique.
L’une de ses observations, restée légendaire, donne le vertige : c’est l’affaire « Mrs. Rohan ». Le 28 juillet 1915, l’épouse de Kammerer patiente dans une salle d’attente et lit le roman Michael de Hermann Bang. Elle y croise un personnage nommé Madame Rohan. Peu après, dans le tramway, elle voit monter un homme qui ressemble étrangement à leur ami, le Prince Josef Rohan. Le soir même, le véritable Prince Rohan sonne à leur porte à l’improviste. L’histoire pourrait s’arrêter là, mais le hasard est joueur : dans ce même tramway, elle avait entendu deux inconnus discuter d’un village nommé Weissenbach sur le lac Attersee. Plus tard dans la journée, une épicière lui demandera si elle connaît l’adresse exacte de… Weissenbach, pour une livraison.
Pour Kammerer, ces amas d’événements — ces « clusters » — ne sont pas des clins d’œil du destin. Ce sont les preuves d’une loi naturelle, aussi réelle et tangible que l’attraction terrestre. Il pensait que l’univers possédait une « inertie », une tendance fondamentale à répéter les formes et les situations, une « ubiquité de la série » où le semblable attire le semblable.
On a souvent retenu de Kammerer sa fin, digne d’un roman noir. Biologiste brillant, un temps surnommé le « nouveau Darwin », il s’est suicidé en 1926 après avoir été accusé de fraude scientifique. On avait découvert de l’encre de Chine injectée dans les pattes de ses fameux crapauds accoucheurs, censés prouver l’hérédité des caractères acquis. Si l’histoire officielle a longtemps cru au geste d’un faussaire acculé, l’écrivain Arthur Koestler, dans une contre-enquête passionnante (L’Étreinte du crapaud), a suggéré que Kammerer aurait pu être piégé par des assistants pro-nazis, jaloux de ce savant socialiste et pacifiste. Quoi qu’il en soit, avec sa mort, la « physique des coïncidences » aurait dû s’éteindre.
Du Laboratoire à l’Âme : Le Tournant Jungien
C’était sans compter sur Carl Gustav Jung. Le célèbre psychanalyste suisse a lu Kammerer avec une fascination non dissimulée. Mais là où le Viennois voyait une mécanique aveugle et physique (les tramways se suivent parce que c’est une loi de la nature), Jung a perçu une dimension psychique, presque sacrée. Pour lui, la coïncidence ne vaut pas par sa répétition statistique, mais par son sens.
C’est la naissance du concept de « synchronicité ». Vous connaissez peut-être l’histoire du scarabée d’or? Une patiente raconte un rêve de scarabée (symbole de renaissance) au moment précis où un véritable cétoine doré frappe à la fenêtre du cabinet. Pour Jung, il ne s’agit pas d’une attraction magnétique entre les insectes comme l’aurait cru Kammerer. C’est une rencontre entre l’esprit et la matière, un instant de grâce où l’intérieur et l’extérieur se répondent en miroir.
Jung, épaulé par le physicien quantique et prix Nobel Wolfgang Pauli, a transformé l’obsession statistique de Kammerer en une quête mystique de l’Unus Mundus, l’unité du monde. Pauli voyait dans les tentatives de Kammerer une préfiguration maladroite de la mécanique quantique : des liens non-locaux, acausaux, tissant la trame de la réalité.
Genève : L’Héritage Clinique
Faisons un saut dans le temps. Oubliez les tramways viennois et les cabinets feutrés de Zurich. Nous sommes au XXIe siècle, à Genève, dans les locaux de l’Institut Suisse des Sciences Noétiques (ISSNOE). Ici, on ne collectionne plus les anecdotes dans des carnets poussiéreux ; on branche des électrodes.
Dirigé par la biologiste Sylvie Déthiollaz et le psychothérapeute Claude Charles Fourrier, cet institut unique en son genre tente d’appliquer la rigueur froide de la science aux phénomènes qui brûlent les doigts de la raison, notamment les sorties de corps (OBE). Leur « sujet » vedette, un infirmier français nommé Nicolas Fraisse, a passé dix ans à tenter de prouver que sa conscience peut voyager hors de son enveloppe charnelle.
La méthode rappelle étrangement l’obsession de la preuve matérielle de Kammerer. Le protocole est strict, presque chirurgical : Nicolas est installé dans un fauteuil, bardé de capteurs. Dans une autre pièce, ou en hauteur, inaccessible, une image cible est placée dans une enveloppe scellée ou projetée sur un écran. Sa mission? « Sortir », aller voir, et rapporter.
Les résultats rapportés sont troublants. Nicolas parvient à décrire des images avec un taux de réussite qui défie les probabilités. Et comme pour Kammerer, c’est la répétition qui constitue l’argument. Une réussite isolée peut être un coup de chance. Une série de réussites sur des dizaines de tentatives? Cela devient une signature statistique, une anomalie qui force la porte du réel. L’ISSNOE se positionne ainsi comme l’héritier méthodologique de la sérialité : il s’agit de forcer l’anomalie à se répéter sous contrainte pour qu’elle devienne un fait scientifique.
La Bataille de France : Signes ou Biais?
Si les Suisses gardent une certaine prudence helvétique, le débat prend une tournure beaucoup plus électrique en France, cristallisé autour du Dr Jean-Jacques Charbonier.
Anesthésiste-réanimateur, Charbonier a théorisé ce qu’il appelle la Conscience Intuitive Extraneuronale (CIE). Pour lui, le cerveau n’est pas le producteur de la conscience, mais un simple récepteur, comme un poste de radio. Quand le cerveau s’arrête (arrêt cardiaque, anesthésie), la conscience ne s’éteint pas ; elle se libère.
Dans cette vision, les coïncidences changent encore de nature. Elles ne sont plus des curiosités (Kammerer) ni de simples reflets psychiques (Jung), mais des signes. Une plume blanche, une horloge bloquée, un animal insolite : tout devient un message de l’au-delà, une « communication intentionnelle ». Dans ses ateliers de Trans Communication Hypnotique (TCH), Charbonier rassemble des milliers de témoignages, utilisant la masse comme argument d’autorité. « Ce ne peut pas être un hasard si tant de gens vivent la même chose », semble-t-il dire, réactivant la vieille intuition des collectionneurs viennois.
Mais face à lui se dresse un mur de rationalité implacable : la Zététique. Ce mouvement de scepticisme scientifique, incarné par des figures comme le mathématicien Nicolas Gauvrit ou le biologiste Thomas C. Durand, pilonne cette approche avec une vigueur redoutable.
Gauvrit, dans ses travaux sur les coïncidences (Coïncidences et loi des séries), manie les mathématiques comme une arme de désenchantement. Il nous rappelle la vertigineuse Loi des très grands nombres. Avec 7 milliards d’humains vivant des milliers d’événements par jour, il est statistiquement inévitable — et même obligatoire — que des coïncidences « impossibles » se produisent quotidiennement. Si vous rêvez de la mort d’un proche et qu’il meurt le lendemain, c’est tragique, c’est bouleversant, mais sur la masse des rêves produits chaque nuit par l’humanité, cela doit arriver, par pur hasard mécanique.
La critique va plus loin avec l’Effet Cigogne (confondre corrélation et causalité). Notre cerveau est une machine à chercher des motifs, un détecteur de sens qui s’emballe. Gauvrit critique l’approche de Kammerer comme une vaste illusion d’optique statistique : Kammerer notait les succès (les séries de chapeaux gris) mais oubliait les milliards de non-coïncidences, les heures où rien ne se passait.
Thomas Durand, de la chaîne La Tronche en Biais, attaque lui sur le terrain de la méthode. Il reproche à Charbonier de faire de la pseudoscience en mimant les codes de la recherche (jargon médical, protocoles d’apparence) sans en respecter la rigueur (absence de groupes témoins, biais de confirmation). Pour eux, accumuler des anecdotes, même par milliers, ne constitue pas une donnée scientifique. Le pluriel d’anecdote, martèlent-ils, n’est pas « donnée ».
Le Dernier Mot au Mystère?
Au fond, rien n’a vraiment changé depuis les bancs du Prater. Nous sommes toujours coincés entre deux vertiges.
D’un côté, celui de Kammerer, Jung et Charbonier, qui nous murmure que tout est lié, que le monde est un tissu de sens cachés où rien n’est fortuit, où chaque numéro de tramway peut être une lettre de l’univers qui nous est adressée. De l’autre, le vertige des sceptiques, plus aride, plus froid, mais plus solide, qui nous rappelle que nous sommes des machines à fabriquer du sens là où il n’y a que du bruit statistique, seuls face à l’immensité du hasard.
L’expression « collectionneurs de coïncidences viennois » garde pourtant tout son charme romanesque. Elle nous rappelle une époque où l’on osait croire qu’en regardant assez longtemps les passants, on finirait par voir les rouages de l’univers. Peut-être que Kammerer avait tort scientifiquement, peut-être que ses crapauds étaient truqués et ses séries illusoires. Mais poétiquement, il avait touché une vérité universelle : nous avons une peur bleue du hasard, et nous ferons tout, absolument tout, pour lui trouver une loi.
Et vous, la prochaine fois que vous croiserez deux chapeaux gris d’affilée, sourirez-vous du hasard, ou sortirez-vous votre carnet ?